Déjà en 1972 ...

 

33 personnes dans un F3, pourquoi n’en parle-t-on pas ?

L'Educateur, 1972, Jeannette Le Bohec

L’article qui suit, transmis par son auteur, Jeannette LE BOHEC, a été écrit il y a près de 25 ans dans la revue de l’ICEM de l’époque, “l’EDUCATEUR”. Des éducateurs s’élevaient déjà contre ce véritable scandale qui est de faire vivre des groupes des enfants et des éducateurs dans des espaces aussi réduit que ... des cages à rats. Comment se fait-il que ses cris se soient toujours perdus dans une sorte de désert étonnant ? Alors que mouvements pédagogiques, syndicats, fédérations de parents d’élèves ... devraient être les premiers à s’émouvoir ?

Il m'a semblé jusqu'à présent que l'ICEM était un mouvement coopératif. Chacun apportant aux autres le fruit de son travail, chacun cherchant à soutenir le camarade en difficulté.

Cependant, j'ai toujours l'impression de me heurter à un mur quand je parle des mauvaises conditions matérielles de ma classe. Indifférence... Impuissance... je ne sais. Chacun au Mouvement, à l'air de venir puiser, au trésor commun, des idées nouvelles pour les ramener dans sa classe et faire de ce lieu un endroit paradisiaque où les enfants se développent dans l'harmonie totale.

Je n'entends plus parler depuis fort longtemps ni des effectifs, ni des locaux. Dois je croire que sont éliminés du Mouvement tous ceux qui ont compris qu'essayer notre pédagogie dans certaines conditions de travail, était pure folie, pure utopie. Ces enseignants sont sages.

Ils ont bien raison de ne pas vouloir entendre parler de ces paradis ineccessibles et de ne pas culpabiliser. Moi je reste encore -malgré tout- car depuis si longtemps que j'ai commencé cette pédagogie, je n'en sais plus faire d'autre.

Je ne sais plus me passer des textes libres qui petit à petit me font connaître mes élèves et surtout de l'art enfantin qui ne cesse de me ravir. Mais à quel prix !

j’essaie malgré tout ...

L'an dernier, n'avais 31 élèves, au CE1, CE2, CM1, cette année, j'en ai 33 en CE1, CE2, dans un local trop exigu pour y installer des ateliers permanents.

Alors que se passe-t-il ? J'essaie malgré tout de faire quelque chose : texte libre, art enfantin, exploration du milieu...

Mais les enfants travaillent dans un tel tumulte que je crie, je houspille, je dis "Tais-toi" à celui qui a encore quelque chose à dire, je ramène énergiquement à sa place celui qui vient fièrement me montrer son travail fini en lui disant "si les autres se promenaient comme toi !"

Hier en fin d'après-midi, comme nous le faisons deux fois par semaine, nous avons laborieusement déballé tout le matériel nécessaire au fonctionnement des divers ateliers de peinture, de modelage, électricité, etc... et réparti le travail avant la sortie en récréation. J'osais espérer que, chacun trouvant en entrant son travail devant lui, tout allait bien se passer et que chacun allait s'adonner aux joies de la créativité dans un calme relatif.

impossible de voir clair dans cette tempête ...

Jamais le tumulte n'a été aussi grand : on se bouculait dans les allées trop étroites, on commentait très fort à 33 voix les moindres trouvailles, on venait me chercher pour aller dans quatre endroits à la fois, cela à grand renfort de cris, de plaintes, contre celui qui avait donné un coup de pied, celui-là qui avait pris le pot de "rouge", d'un autre qui avait subtilisé un outil, etc... Il était impossible de voir clair dans cette tempête. J'en suis sortie au bord des larmes et j'ai pourtant une longue habitude de ce genre de séances.

Aux quelques visiteurs qui, dans ma classe, remarquent les travaux d'élèves, je réplique toujours maintenant que tout cela ne s'est pas fait dans la facilité et la joie.

Et c'est là que j'accuse l'I.C.E.M.

- par nos belles expositions d'Art Enfantin,

- par nos comptes rendus exaltants d'expériences, de donner à chaque instant, l'impression que notre pédagogie peut venir à bout des situations les plus difficiles et ce qui est plus grave de contribuer à donner mauvaise conscience à ceux qui échouent.

* Je refuse désormais toute participation à une exposition ICEM, si elle n'est accompagnée de doléances et de revendications.

* Je refuse toute réunion pédagogie ICEM sans que reviennent en leit-motiv : effectifs, locaux,

matériels.

* Je refuse d'être complice d'un gouvernement et d'un ministre qui osent nous parler de rénovation pédagogique dans notre misère actuelle et qui acculent au désespoir ceux qui culpabilisent leurs échecs.

et pourtant ailleurs ...

des chambrettes, des box cloisonnés .. Mon amertume est d'autant plus grande que j'ai vu cet été, au Danemark, des conditions de travail idéales :

Des salles de classe avec d'immenses dégagements entièrement moquettés et parfaitement insonorisés où les enfants couraient en chaussettes, tout bruit et tout éclat de voix amortis aus trois-quarts. Ces salles ressemblent plutôt à un petit appartement avec ses box cloisonnés réservés aux différents ateliers.

Il y a même, à mi-hauteur, du plafond, dans un angle, une sorte de chambrette suspendue, à laquelle on accède par une échelle et où les enfants assis sur des matelas ou des coussins suivent leur leçon de lecture.

Des effectifs, de 15 élèves par classe, travaillant à l'école, 2 h 1/2 par jour, jusqu'à 9 ans.

Des maîtres détendus, qui reçoivent successivement 2 équipes de 15 élèves, l'une de 8 h à 10 h 1/2, l'autre de 11 h 1/2 à 14 h.

La pause de 10 h 1/2-11 h 1/2 étant consacrée au léger repas nordique que les maîtres déballent ou réchauffent dans une agréable salle, ultra-moderne, munie de réchauds, de tables et de profonds fauteuils. Il s'agit de maîtres du primaire, je le souligne.

Des maîtres sans problème qui ne soupçonnent pas la pression sociale subie par l'enseignement français.

Là-bas, l'apprentissage de la lecture commence à 7 ans et peut se prolonger jusqu'à 9 ou 10 ans... sans que l'enfant redouble. Les classes de perfectionnement n'existent pas, tous les enfants passent dans la classe supérieure.

Une abondance incroyable de matériel scolaire.

Bref, des enfants et des maîtres réunis dans des conditions humaines et cela pour tout le pays. Tout cela se passe à 1 300 km de chez nous, c'est bien vrai, ce n'est pas un conte.

des enfants qu’on entasse dans des étables ...

En France, nous en sommes, à ce point de vue, au Moyen Age... Même cette école neuve de Mont-Germont ferait piètre figure au Danemark. Quant à celles de nos campagnes, elles apparaîtraient comme des étables où l'on entasse des enfants avec un pauvre imbécile de maître qui continue à tout supporter parce que ça s'est toujours passé ainsi jusqu'à ce que la dépression nerveuse ou le désespoir ne le terrasse.

Je pense qu'il est grand temps qu'on entreprenne sérieusement quelque chose. Ce n'est pas le C.A., tout national qu'il est, qui peut nous aider mais c'est chaque groupe départemental qui doit se battre et trouver les moyens de dénoncer et venir à bout de ce scandale si nous sommes vraiment la Coopérative de l'Enseignement Laïc