Libre circulation à l'école Marie Curie à Bobigny (93)

 

Racontée par Véronique Decker, directrice

Episode 1

Premier jour aujourd'hui de la libre circulation à Marie Curie. Bon, nous disons libre circulation, mais en fait, c'est plutôt accueil dans les classes pour l'instant. Bref, nous avons supprimé la récréation d'accueil du matin. Dès 8 h 50, tous les élèves de l'école ont été invités à rejoindre seuls leur classe (dans deux bâtiments distincts de 2 étages chacun). Personne n'est autorisé à rester dans la cour. Tous les enseignants sont en classe dès 8 h 50. Dans la cour, à la porte, il y a l'instit d'adaptation, l'instit de BCD, les aide - éducateurs et moi, qui suis la directrice déchargée. A partir de la semaine prochaine, tous les élèves disposeront d'un permis de circulation qui les autorisera à circuler seuls le matin à l'arrivée, en journée pour aller en bibliothèque, à la photocopieuse,.... Aujourd'hui, c'était un vrai rêve. Au fur et à mesure que les élèves arrivaient, nous avions le temps de leur dire bonjour, et ils sont tous (les 269) montés dans les 13 classes de l'école sagement (ce qui n'était pourtant pas toujours le cas lorsqu'ils montaient en rang surveillés par leur instit). Je prendrai le temps de raconter la suite de nos aventures de libre circulation dans une semaine...

 

Episode 2

Voici déjà 2 semaines et demi que la libre circulation a commencé. La première semaine, les élèves n'avaient pas le droit de rester dans la cour le matin. Ils devaient rejoindre leur classe dès leur arrivée. La deuxième semaine, nous avons donné les permis de circuler à toutes les classes, mais comme Nathalie était absente, nous avons du poursuivre l'interdiction de rester dans la cour le matin.

Cette semaine, la cour des grands (et seulement celle là parce que nous ne sommes que 3 en bas ( c'est à dire Nathalie, poste BCD, Christine, poste adaptation, moi, directrice déchargée, et les aide-éducateurs, mais ils ne sont pas là souvent, en raison des formations), vu que tous les autres sont en classe, mais les petits peuvent venir aussi. En fait, une trentaine d'élèves (sur 270) sont restés pour jouer. Puis à 9 h, les 10 petits sont montés seuls en classe et les 20 grands sont montés avec Nathalie qui allait en BCD. Tous les CP préfèrent aller directement en classe, ce qui est normal, parce que la maternelle du quartier accueille en classe et c'est l'habitude qu'ils ont.

Nous n'avons ni bruit, ni chahut dans les couloirs. En 10 jours, il y a eu 3 CE2 punis pour avoir joué à faire du papier mâché dans les toilettes (mais ils le faisaient déjà l'an passé, je sens qu'on va les inscrire d'office à l'atelier papier mâché du vendredi...) et 2 CE1 qui se sont chipotés dans le couloir (mais là encore, le CE1 agresseur est un élève en grande difficulté comportementale, qui s'est battu souvent l'an passé dans les rangs et dans la cour...)

De plus en plus d'élèves circulent dans les couloirs de l'école : porteurs de messages, de textes à faire taper, de documents à photocopier, ....

Par ailleurs, l'école est très grande (2 bâtiments de 2 étages, 2 cours de récréation) et jamais fermée. Pour des raisons architecturales, la grille de l'école est toujours ouverte, et les barreaudages des cours permettent au élèves de sortir en écartant les barreaux très souples. Aucun élève ne sort sans permission, pour autant. Ce qui est super, c'est d'avoir le temps de leur dire "bonjour" chaque matin, quand ils arrivent, de pouvoir leur dire quelques mots, même si très souvent, c'est pour demander de jeter le chewing-gum, la sucette, ... qu'ils ont dans la bouche.

 

Episode 3

Toutes les classes ont un conseil chaque semaine, dans lequel se règlent les critiques et les félicitations. Dans la plupart des classes, il y a un "cahier de critiques et de félicitations" sur lequel les enfants viennent écrire. Nul n'est autorisé à critiquer quelqu'un d'absent au Conseil, mais il est possible d'inviter un élève qui serait mis en cause.

Pour la libre circulation, tous les enfants ont un permis qu'ils gardent sur eux dans leur sac. Dans les préaux, il y a une liste d'élève de chaque classe. Lorsqu'un élève commet une infraction, il prend un bâton sur son permis et le bâton est reporté sur la liste affichée.

Pour les élèves de cycle 2, il faut 4 bâtons (un carré) pour perdre un point. En cycle 3, il suffit d'avoir 2 bâtons (une croix). Au fur et à mesure de la perte des points, les droits de circulation sont supprimés. Perte du droit de monter seul en classe (avec obligation de rester dans la cour et d'attendre un adulte pour monter), perdre du droit de circuler dans les couloirs (donc interdiction de tous les métiers qui nécessitent une circulation (porter les classeurs, arroser les plantes, pointer les cantines, faire des photocopies,...) jusqu'à la perte du droit d'aller aux toilettes sans être accompagné (très dur...)

Mais pour l'instant, tout le monde a gardé ses droits, même les tripatouilleurs de papier toilette, puisqu'ils n'ont qu'un bâton. Par contre, celui qui s'est battu dans le couloir a été invité au Conseil de la classe de la victime et il a pris un carré d'un coup.

A deux carrés, il perdra le droit d'aller seul en classe.... Ce qui va être un challenge, c'est quand nous aurons 56 élèves avec certains droits, 47 avec d'autres, 85 avec des permis complets, 12 nouveaux arrivants à qui il faudra tout expliquer, 32 sans permis... Je ne sais pas vraiment si nous tiendrons le choc....

 

Episode 4

Mardi matin, Conseil des délégués des élèves de cycle 3. Mardi après-midi, conseil des délégués des élèves de cycle 2.

Mardi soir conseil des maîtres :

nous avons évidemment discuté de la libre circulation. Pour l'instant, l'accueil dans les classes le matin se passe bien, de 8 h 50 à 9 h les élèves arrivent et s'installent dans le calme. Quelques uns restent dans la cour. Mais, il y a 4 escaliers dans l'école (2 par bâtiment) et le CE1/CE2 qui est au deuxième étage du bâtiment des petits, semble s'agiter. Ils se sont fait critiquer en Conseil des délégués, car ils font des courses pour arriver le plus vite auprès de la maîtresse....

Bon, on peut analyser qu'ils aiment l'école et leur enseignante, mais aussi qu'ils commencent à avoir des idées de bêtises de grands, car ils sont les plus âgés du bâtiment.

L'ensemble des délégués des élèves sont satisfaits de la libre circulation, même si il reste une peur des bagarres chez les élèves. Tous les élèves affirment que les enseignants font attention et que les critiques sont prises en compte dans les classes. Par contre, plusieurs enseignants autorisent la libre circulation pour descendre en récré, lorsqu'ils ne sont pas de service, pour que certains élèves restent en classe pendant les récrés avec eux (ou seuls, dans certaines classes).

Nous avons donc repris des règles :

une attention particulière pour être à l'heure lorsqu'on est de service dehors, afin que des enfants qui descendraient seuls ne se retrouvent pas seuls dehors. (la cour des petits, en particulier est assez dangereuse, car elle est surplombée par une tour d'où, quelques grands ados aiment lancer des projectiles) un règlement clair pour les élèves qui restent en classe pendant les récrés : s'ils ont fait le choix de rester, ils ne doivent plus circuler en l'absence de leur enseignant, ils restent dans la classe toute la récré (sauf en cas de problème où ils doivent aller chercher un adulte). La salle des maîtres est dans le bâtiment des petits et si des grands circulent, il y a fréquemment plus aucun adulte dans le bâtiment des grands pendant les récréations.

Nous avons aussi abordé le problème des fenêtres des couloirs, que les agents ouvrent en grand pour faire sécher les sols : à 10 h 20, lorsque les enfants circulent, un adulte doit aller fermer les fenêtres. Elles sont basses et ils est possible de grimper.

Le dispositif prend de l'ampleur et à un rythme inégal, selon les enseignants, et surtout selon les classes. Certaines classes sont plus agitées que d'autres et comprennent des enfants au comportement très inquiétant. Il est donc difficile d'imaginer les laisser circuler seuls et sans surveillance trop longtemps.

Nous sommes par contre déçus (moi surtout) sur les retards, je pensais vraiment qu'en ouvrant les classes à 8 h 50, nous ferions baisser le nombre de retardataires : il n'en est rien. Après 2 semaines de mieux, tout est redevenu comme avant, et plus de 20 élèves arrivent après 9 h 05. Certains CP arrivent seuls à 8 h 50 et le grand frère 20 minutes plus tard... Que s'est-il passé ? Qu'a fait le grand ? Mystère.... Je vais recommencer à coller des billets de retard dans les cahiers de correspondance, mais cette mesure, déjà utilisée l'an passé est sans grand effet...

Je ne vois toujours pas bien comment pourrait s'organiser la libre circulation de l'ensemble des élèves aux récréations. Avec 1/4 h de récré, et 13 classes à descendre, je crains déjà les joyeuses bousculades.

Mais si chaque enseignant de l'école avance pas à pas, si déjà quelques uns s'y mettent, et que d'autres attendent encore, nous allons pouvoir anticiper les problèmes sur les échantillons d'élèves petit à petit. Et puis je me dis qu'ils vont prendre l'habitude des nouvelles règles et que ce sera plus facile avec la promotion qui est rentrée en CP cette année et qui aura connu ce fonctionnement dès le départ.

Nous avons fait il y a deux semaines l'exercice d'alerte incendie. Les quelques élèves de CM2 qui étaient seuls dans une classe sont spontanément descendus et ont rejoint leur rang et leur maîtresse. C'est pour moi un très grand encouragement.

Fin de la première période de l'année. 10 jours de vacances, et nous aborderons la difficile période d'avant Noël (fatigue, agitation, stress) et le Ramadan en même temps(cela concerne les familles de 60 % des élèves environ). Si la libre circulation tient ce choc là, c'est que nous serons en bonne voie.

Episode 5

La libre circulation à 8 h 50 est un acquis, pour les enseignants comme pour les élèves. Certains discutent, d'autres dessinent, les responsables divers s'occupent de leurs tâches, quelques certificats de scolarités sont demandés au bureau. Bref, il y a des élèves un peu partout, dans un désordre apparent, mais tous savent pourquoi ils sont là et ce qu'ils ont à faire.

Il s'agit maintenant d'expérimenter des avancées dans ce dispositif :

Les avancées des classes dans la libre circulation se font aux extrêmes :

les CP/CE1 du premier étage descendent seuls en récré et remontent seuls/ Les CLIN (classe d'accueil pour non-francophone) circulent depuis toujours de leur classe d'attache à leur classe d'accueil, dans la plus grande autonomie. Les CM2 ont même acquis le droit de rester seuls en classe à la récré (4 possibilités d'inscription par récré, donc au maximum 4 élèves par classe)

Au centre, cela semble plus difficile. C'est drôle parce que lorsque mon fils était en crèche, c'était la section des "moyens" qui était réputée difficile, à la maternelle, c'est aussi une section qui a du mal à trouver sa place, et chez nous, ce sont les CE2 qui sont les plus capables de faire

les idiots dans les couloirs, dès qu'on tourne le dos.. Finalement, cela doit être difficile de se retrouver au centre d'un parcours.

Mais pour l'instant, rien de tout cela n'a été voté par le Conseil d'école, donc, nous expérimentons à la marge de la légalité... Très à la marge

même...

Et la période est difficile, car un père d'élève élu au Conseil d'Ecole très instable (pour ne pas dire franchement fou à lier) et mythomane a déposé un courrier de plainte à l'IA et à la mairie demandant ma mutation.

Heureusement, pas sur la libre circulation, mais sur des griefs aussi divers que fantaisistes, mais qui met en accusation gravement un enseignant de l'école (traité de gestapiste...). Mais j'ai été convoqué à l'IA pour défendre notre position et tout cela me met un pression importante (rendez-vous à l'Autonome, réunion des parents d'élèves élus,..).

Nous n'avons plus d'inspectrice, car elle est malade, et elle nous manque car c'est un femme super qui nous a toujours bien soutenu dans nos difficultés.

Donc, je ne sais pas ce qu'il sera possible de discuter et de mettre au vote du prochain Conseil d'école, car nous risquons d'être monopolisés par cette histoire sordide.

 

Episode 6

Nous sommes au mois de mars et nous n'avons toujours ni incident grave, ni accident à déplorer. C'est déjà ça. Au Conseil d'école ce matin, les parents ne se sont pas opposés à la poursuite du dispositif. Commencée à 8 h 50 (les élèves montaient seuls en classe au lieu de rester en récré) la libre circulation s'est étendue aux descentes en récréation pour quelques classes, à la possibilité des rester en classe pendant les récréations, à la circulation des élèves jusqu'à la photocopieuse et la bibliothèque..

Il y a même eu la semaine passée, un atelier roller autogéré de 3 élèves de cycle 2 dans le préau dans le cadre d'un marché aux savoirs (mais je n'étais pas loin...)La porte de l'école est toujours ouverte en permanence, le massicot est dans la salle des maîtres près de la photocopieuse (mais les enfants n'ont pas le droit de s'en approcher), c'est Vigipirate, et ce matin, au Conseil d'école, un mère d'élève qui scolarise son quatrième garçon et connaît l'école depuis plus de 10 ans a déclaré : c'est différent maintenant, les élèves sont plus calmes, jouent mieux ensemble aux récréations. Souvent j'observe de la grille et je trouve qu'il y a beaucoup moins d'insultes et de bagarres...

Petit à petit, tout nous semble normal et même cela nous paraîtrait étrange de revenir aux rangs d'oignons. Un mère d'élève de CP a dit ce matin au Conseil d'école : Moi, quand j'étais petite, j'avais horreur de ça, d'attendre en rang. Il y en a toujours qui ne se rangent pas, alors il faut attendre.

Et brusquement, un souvenir qui ne date pas d'hier est remonté : j'étais en internat en seconde, et chaque soir, il fallait que 50 filles (dont moi) se taisent et l'affaire n'était pas gagnée d'avance pour la malheureuse pionne...Un soir, elle nous a laissé plus d'une heure sous la pluie, car nous avions le fou rire. Le lendemain, j'avais une maladie suffisamment grave pour qu'on me renvoie chez ma mère (la gorge, les poumons, je ne sais plus) Moi aussi j'ai toujours eu horreur des rangs.

Je ne sais pas pourquoi je raconte ça, c'est sûrement parce que pour nous, il n'y a plus grand chose à raconter : la preuve, en Conseil des maîtres, actuellement nous n'en parlons même plus. Mais jai bien lu l'article d'Ange Guépin dans le nouvel éducateur et je sais qu'il faut continuer à en parler entre nous, avec les élèves, avec les parents, pour que tout cela fonctionne.

Rien ne dure si on n'y prête pas une attention constante.