Fin de l'aventure à Saint-Sorlin-en-Bugey après 12 années

Ma lettre lue devant l'école

Septembre 2011

Je suis arrivé à Saint Sorlin en septembre 1999. J’étais directeur, et je le suis resté 9 années au cours desquelles j’ai eu à temps plein des classes de CE1-CE2, CE1-CE2-CM1 et CE2-CM1-CM2. J’ai été moteur pour mettre en place au cours de ces 12 années 6 actions avec mes collègues et en partenariat avec l’inspection :

  1. un projet d’école intitulé « Vers une école ouverte » qui a permis notamment aux parents de se rapprocher de l’école et de réduire la distance avec les enseignants.
  2. le site de l’école que la communauté de communes de la Plaine de l’Ain a valorisé au cours d’une cérémonie annonçant l’équipement dans les écoles de postes en informatique reliés à Internet.
  3. un permis de circulation permettant aux enfants de choisir leur lieu de récréation entre la cour, leur classe, une bibliothèque et la salle de motricité.
  4. un Grand Conseil regroupant les enfants volontaires des classes une fois par semaine dans la salle de motricité pour gérer les conflits et mener des projets communs entre les classes. Nous avions atteint un tel niveau de tranquillité que notre inspection a refusé pour cette raison de financer un projet de formation de médiateur parmi les enfants.
  5. un journal des enfants réalisé par l’ensemble des classes
  6. un journal réalisé par les enseignants et les parents, entre 2003 et 2008

Depuis 2004, j’ai travaillé en multi-âge, c’est-à-dire avec plusieurs niveaux dans la même classe. J’ai travaillé avec l’ICEM, Institut Coopératif de l’Ecole Moderne, mouvement pédagogique créé par Célestin Freinet et reconnu par le ministère de l’Education Nationale. J’ai travaillé aussi avec les CREPSC, Centres de Recherches qui valorisent les petites écoles plutôt que les grosses structures. Deux axes ont guidé ma pratique :

  1. essayer que l’enfant fasse des activités dans lesquelles il a envie de s’investir
  2. essayer que l’enfant devienne de moins en moins dépendant du professeur

Cette pratique a vite été reconnue par les parents pour l’épanouissement de leurs enfants mais a suscité des doutes chez certains quant aux performances scolaires.
J’ai donc consigné dans un tableau les résultats au collège des enfants ayant passé 3 années avec moi. Très peu d’échec et nombreuses excellentes moyennes et félicitations obtenues par les élèves. Ce bilan serait meilleur encore si un sociologue s’intéressait à l’impact de l’éducation reçu dans ma classe sur l’évolution globale (et pas que scolaire) des enfants comme leur relation au travail, leurs qualités relationnelles, leur maturité ...

Depuis deux ans, j’ai donc travaillé donc très sereinement, car j’avais la reconnaissance à la fois des enfants, des parents et de l’institution. Les mouvements pédagogiques départementaux, régionaux et nationaux s’intéressaient de plus en plus à mon travail ; ma classe a été visité à plusieurs reprises, on m’a demandé des écrits explicatifs sur mes pratiques, on m’a demandé de filmer des moments de classe, on m’a invité à des ciné-débats et à des stages pour partager mes travaux.

Difficile de penser que cette tranquillité puisse être mise à mal. Et pourtant si !

Comment expliquer donc l’ampleur de l’affaire de Saint Sorlin qui a conduit à une enquête policière diligentée par le procureur de la république à mon encontre.
Je passe les détails de cette sombre affaire, et vous lis les résultats de l’enquête, lettre écrite par Madame le Procureur de la République.

Lettre du procureur

Monsieur,

Je viens d’être destinataire de la procédure d’enquête diligentée à ma demande par les gendarmes de la brigade des recherches de Belley, sur des suspicions de corruption de mineurs commise au sein de l’école communale de Saint Sorlin en Bugey.

Les investigations ont permis de vous mettre hors de cause, et ce sans aucune réserve. Il en a été de même pour M.OMONT, votre ami. En l’absence de toute infraction pénale, j’ai donc procédé au classement sans suite de cette affaire.

Les investigations n’ont malheureusement pas permis d’identifier les auteurs des lettres anonymes qui m’avaient été adressées.

J’ai avisé M. l’Inspecteur d’Académie des conclusions de l’enquête et de ma décision de classement sans suite.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes salutations distinguées.

Marie-Christine TARRARE, Procureur de la République - Bourg en Bresse, le 21 juillet 2011

Le déclenchement de l’affaire, ou du moins ce qui a permis à l’instigateur ou aux instigateurs de la manipulation de créer un émoi permettant de véhiculer ou d’entretenir de manière crédible des rumeurs indécentes, a été une feuille que des parents délégués ont fait passer au deuxième conseil d’école. Sur cette feuille, des en-têtes de messages pornographiques et une insinuation que les boîtes aux lettres des enfants recevaient de tels messages.
L’enquête a démontré que la boîte mail de l’enfant concerné qui n’a jamais été mon élève a été créé sur l’ordinateur de ses parents.

A suivi une manipulation laissant à penser que je pouvais accueillir dans ma classe un pédophile filmant les enfants. Une relation avec un élu important et deux lettres anonymes ont permis aux personnes malintentionnées de faire diligenter par le procureur de la république une enquête policière sur ma personne pour corruption de mineurs.
Quel que soit le but recherché, on ne peut nier que la manipulation a fonctionné : l’ambiance autour de l’école a changé brutalement, le doute et la méfiance installés, conditions idéales pour véhiculer toute sorte de rumeurs. Avant d’analyser pour comprendre les raisons de leur prolifération, notons la gravité de l’accusation qui a, ailleurs, engendré des conséquences allant jusqu’au suicide de personnes accusées à tort.

Un policier d’une brigade spéciale a donc enquêté très méticuleusement pour savoir s’il y avait, ou avait eu, un risque de corruption de mineur. Je vous ai lu la lettre, vous savez maintenant ce qu’il en est.

Quelles sont les raisons de la réussite de cette manipulation ? Il est important de les analyser et de les comprendre pour protéger des enseignants qui pourraient être confrontés à pareil événement tout en étant moins expérimentés et moins bien entourés.

J’ai trouvé 3 raisons :

  1. Les pratiques innovantes et les mouvements pédagogiques de l’école moderne sont actuellement visées par une société qui souffre d’un sentiment de peur devant l’innovation.

    Il est fort probable qu’un enseignant « classique » aurait bénéficié d’une confiance de principe qui lui aurait permis d’être davantage protégé des tentatives de manipulation et de diffusion de rumeurs.

    Les pratiques de l’école moderne relayées par les associations et mouvements pédagogiques départementaux et nationaux comme l’ICEM, le GEM01, le GLEM, les CREPSC sont méconnues. Elles ont pourtant démontré leur efficience depuis de très nombreuses années.

    L’Éducation Nationale est d’ailleurs tiraillée entre des connaissances qui l’incitent à vanter les mérites des fonctionnements de classe comme le mien basés entre autre sur le multiage, et une volonté de ne pas s’opposer de manière trop frontale à des représentations de l’école archaïques et inefficaces aujourd’hui, mais encore bien majoritaires.

  2. La tentation de parents, ayant des difficultés relationnelles avec leur enfant, à rejeter l’enseignant si ce dernier entretient une relation satisfaisante avec lui.

  3. Quelques tensions entre élus et enseignants et entre enseignants et parents empêchant l’existence d’une communauté éducative capable de soulever des problématiques, d’en débattre et de trouver des solutions dans un climat constructif.

    Au niveau de ma classe, j’avais mis en place des réunions mensuelles au cours des années 2005-2006 et 2006-2007, et je suis convaincu aujourd’hui qu’elles sont nécessaires.

    Communiquer et bien communiquer ne suffit pas à rendre pérenne une classe innovante. J’en ai fait l’amère expérience. Au cours de toutes ces années, j’ai largement informé, et fait de la communication un objectif principal.

J’ai eu la chance de ne pas avoir été démoli par cette vilaine affaire. Je suis à la fois fier et chanceux d’avoir pu bénéficier du soutien et de l’aide d’une équipe de proches et de professionnels qui s’est fédérée autour de moi à cette occasion . Je garderai en tête la richesse de l’expérience humaine au sein de cette équipe : disponibilité exceptionnelle, quantité et qualité des échanges, analyse systémique et relationnelle remarquable. Merci et profond respect pour Monsieur Collot en particulier. Je remercie aussi Monsieur Sauret, inspecteur d’académie, pour le temps et l’énergie qu’il a consacré à cette affaire ; il a véritablement cherché à comprendre ce qui se passait.

Compte tenu du climat peu confiant qui règne à Saint Sorlin, j’ai décidé de mettre un terme à mon travail ici. Il m’a enrichi et me permettra d’aller plus loin dans mon nouveau projet. Je pense avoir laissé une empreinte au village qui servira à l’Education et aux enfants passés dans ma classe en particulier.

Je vais continuer mon travail au sein du service public dans une classe unique. Je vais œuvrer pour faciliter l’existence de cette communauté éducative alliant enseignant, parents, élus et même villageois.
Je suis donc à la fois triste de ne pas retrouver les enfants de St Sorlin à la rentrée, déçu de la méfiance portée aux pratiques innovantes et aux mouvements pédagogiques de l’école moderne, en colère contre des personnes qui n’ont manifesté qu’une volonté de nuire qui plus est peu courageuse, et heureux de commencer un nouveau projet.

Je vous remercie de votre attention.